Entretien avec le plus jeune président de la plus jeune République : Ahmet Zogu, chef de l’Albanie


Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Par Aurenc Bebja, France – 2 mai 2019

 

Le Journal publiait, le lundi 6 avril 1925, dans sa première page, l’entretien exclusif d’Henri Béraud, romancier et journaliste français, avec Ahmet Zogu, président de la République d’Albanie.

 

Qu’ont échangé les deux hommes ? Ci-dessous, le texte dans son intégralité :

 

[De notre envoyé spécial]

 

J’ai passé quelques heures dans Tirana, capitale d’Albanie avec M. Ahmed Zogu, le plus jeune président de la plus jeune république du monde. Il a trente ans.

 

C’est un bel homme, avec le visage d’un adolescent énergique et méditatif. Il a aussi dans ce visage et dans son regard quelque chose de fin, d’un peu féminin, tandis que la stature et la démarche sont d’un athlète.

 

Sa popularité, en Albanie, est immense, son autorité absolue.

« — Votre république, m’a dit le président Ahmed Zogu, est la grande ancêtre. L’Albanie, où nul bien n’est si précieux que la liberté, tourne fidèlement ses regards vers le pays de la Révolution. Nous aimons et nous admirons la France parce que c’est d’elle que nous sont venus les plus grands exemples et les plus hautes leçons. Au surplus, les traditions de la France, toujours dévouée à l’indépendance des peuples opprimés, lui attacheront toujours les nations jeunes encore frémissantes des luttes qui les ont faites libres. L’Albanie démocrate et chevaleresque demande, par la voix de son président, à un écrivain français, de dire à son pays que notre amitié est profonde, fidèle et sincère.

 

Nous possédons actuellement deux collèges franco-albanais. Nous pensons en ouvrir neuf — un par préfecture ;  — ainsi préparerons-nous notre jeunesse à la culture française. Cela est vrai aussi de nos écoles primaires, où l’on fait la classe en français et en albanais.

 

Je tiens pour heureux que la première entreprise métallurgique établie sur le sol albanais et employant la main-d’œuvre albanaise ait  été confiée à une société française et conduite par l’ingénieur français Fauché. Ce n’est là qu’un commencement.

 

Mais nous voudrions, en revanche, que la France s’intéressât à nous. L’Albanie le mérite davantage, sans nul doute, que maints pays lointains. Et puis, nous sommes peut-être le seul Etat de l’univers qui n’ait pas de dette, pas un napoléon, pas une couronne, pas un sou ! Ainsi, quant à la coopération financière de la France et de l’Albanie, je puis faire appel aux traditions généreuses de la France, protectrice des jeunes républiques — et je pourrais, tout aussi bien, substituer au langage des sentiments celui des intérêts. »

 

***

 

Ceux à qui s’adressent particulièrement ces paroles du président Ahmed Zogu en mesureront toute la portée, s’ils prennent soin de lire les journaux anglais et italiens. Aussi bien, nos amis et alliés ne se font-ils pas prier pour intervenir dans 1’exploitation du sol et du sous-sol albanais. Raison de plus, assurément, pour que, chez nous, on prête une oreille attentive à ces déclarations, selon moi capitales, du jeune chef d’Etat.

 

Nous parlâmes ensuite de Paris et des lettres françaises. M. Ahmed Zogu me fit l’honneur de me confier ses préférences. Elles m’ont paru excellentes. Mes amis, dramaturges et romanciers, comprendront le scrupule qui me retient de reproduire ici les louanges présidentielles. Qu’il me suffise, une fois de plus, de retenir que la véritable influence de la pensée française à l’étranger est exercée par les seuls écrivains dont le prestige est chez nous incontestable.

 

Du reste, après un moment de rêverie, M. Ahmed Zogu recommença de parler. Je le vois encore. Il se tient très immobile et très droit. Sur son ferme et juvénile visage, une ombre, a passé. Son accent se fait plus cordial, avec une nuance de regret. Il me tend la main et dit :

 

— Revenez en Albanie. Vous connaissez notre amitié. Elle n’a pas le moyen de se manifester richement. Nous sommes un petit peuple…

 

— Ah ! dis-je, vous savez bien, monsieur le président, que pour les choses du cœur, nous autres Français, préférons la qualité à la quantité. Et puis, un peuple qui ne doit sa souveraineté qu’à sa bravoure n’est pas un petit peuple.

 

Et je sortis très vite. Au dehors, comme le jour baissait, j’entendis un chant lugubre mêlé de cadences, frappée sur des peaux d’ânes et plus dures que des coups de feu. Le chant des Roufaïs.

 

La nuit tombait sur Tirana. 

 

HENRI BERAUD

 

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France